Il y eut l’organisation – vertèbres, nerfs, viscères et canaux. L’organisme vit que cela était bon. Il y eut la construction – temples, tours et palais, voûtes et murailles. Le bâtisseur vit que cela était bon. Il y eut la destruction – effondrements, ruines, fragments. Le conquérant vit que cela était bon. Il y eut la désorganisation – lambeaux, guenilles, meurtrissures. Le rapace vit que cela était bon. Il y eut la déconstruction – vues éclatées, perspectives pliées, axes disjoints. Plantes, animaux et poètes virent que cela était bon. Il y eut enfin la struction : amas, monceaux, débris et ramassis. Nul ne trouve que cela est bon.
Il se trouve pourtant, en dépit de tout, que cela se raconte et que ce récit, comme tous les récits, donne forme et clarté à l’informe et à l’obscur. Kafka laisse un pont se raconter : ce pont est féminin, lancé au-dessus d’un abîme ; un jour un homme arrive, l’interpelle, le frappe et fouille de son bâton, lui saute dessus ; meurtri, le pont veut se retourner pour voir l’agresseur, il s’effondre, déchiré par les rochers qui l’avaient toujours si paisiblement considéré.
Frédéric Dupré dessine le bref moment du retournement, l’instant où le pont aperçoit de manière distincte et confuse – distinctement confuse – sa propre arcature et tout son dessein : le plan, le projet, l’étude et le calcul qui ont permis la tenue de l’arche – l’enjambement de l’abîme.
Il discerne les plans de ses constructeurs, leurs pensées des forces arc-boutées, de la légèreté obtenue par juste pesanteur. Plus au fond de leurs perspectives, l’idée même du passage et de la progression, les innombrables édifices d’où pourront venir et vers lesquels pourront passer les matériaux, les outils, les machines d’édifications indéfinies. Il voit, le pont elle voit, cette femme dans sa robe déchirée – une organisation foisonnante d’architectures, c’est-à-dire de principes, de plans de coupe et d’élévation, de profondeurs et de surfaces en train de se retourner, pressées les unes sous les autres, écartelées en damiers ou en surplombs, disposées par transposition par indisposition.
Struction : ce qui reste des constructions et déconstructions, des destructions, des instructions, des obstructions et des substructions. C’est-à-dire, dans l’ordre, de ce qui édifie, bâtit et accomplit un plan – de ce qui désassemble selon le plan pour en exposer la dissection — de ce qui démolit, délabre et ruine – de ce qui met en ordre selon des normes ou un modèle – de ce qui fait obstacle, empêche et bloque – de ce qui soutient, fonde et assure un édifice. La struction représente à la fois ce qui est commun à toutes ces opérations et qui en même temps se détache de toutes. Ce qui s’assemble ou qui est assemblé sans constituer ni instituer un édifice, une œuvre ou un système. Selon l’étymologie, il s’agit d’abord d’étendre, d’étaler et de recouvrir, puis d’empiler et d’entasser. Ce n’est pas une absence d’ordre mais c’est une ordonnance sans principe ni fin. Cela peut se prêter à des opérations mais n’en désigne aucune.
Pas encore détruites mais plus construites, déconstruites au bord de la struction : formes, linéaments, tracés d’une mutation dont nul ne peut discerner le destin. Organisme gigantesque et disséminé en organes – instruments, fonctions, moyens sans fins, fins sans moyens, montées, descentes et parcours d’ailleurs en ici même et de nulle part en partout. De l’autre à l’autre et du même au même : obsessive curiosité pour les rapports déplacés, désajointés, temps et espace suspendus, lieux et jeux inarticulés, dessins sans desseins ou l’inverse. Inquiétante présence du présent.
Jean-Luc Nancy
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